La notoriété des Amap s’étend, au point de donner lieu à des études universitaires et, désormais, à des controverses savantes. En voici un exemple avec cet échange sur l’intérêt des Amap pour répondre à la crise environnementale. Limité mais pédagogiquement utile, considère la première étude ; ce qui est réducteur au regard du second intervenant, qui voit les multiples dimensions des mobilisations amapiennes.
1. L’autosuffisance agricole des villes,
une vaine utopie ?
par André Fleury & Roland Vidal [03-06-2010] dans la vie des idees
N’en déplaise aux architectes qui rêvent de potagers verticaux, aucune ville au monde n’est en mesure d’assurer son autosuffisance alimentaire en l’état actuel des savoir-faire de notre civilisation. En revanche, cette autosuffisance peut être imaginée à l’échelle d’une région urbaine impliquant au minimum sa périphérie rurale. On peut dès lors se demander quelle doit être l’échelle de cette région et dans quelle logique spatiale elle doit être comprise. De ce point de vue, les différentes fonctions que l’agriculture est appelée à remplir vis-à-vis de la ville ne relèvent pas du même type d’espace. L’approvisionnement alimentaire, inscrit de longue date dans une logique d’échanges commerciaux, relèverait plutôt d’un espace compris comme un réseau, alors que les fonctions environnementales ou paysagères, non délocalisables par nature, relèveraient davantage de ce que Roger Brunet appelle une aire dans sa typologie des chorèmes [1].
À ces deux types d’espaces correspondent deux types de proximité. Celle qui, dans une perspective d’autosuffisance, pourrait construire des liens plus étroits entre les lieux de production et les lieux de consommation, découlerait d’une optimisation dans laquelle on verra que la distance métrique n’est pas le critère dominant. Celle qui, dans la même perspective, voudrait améliorer les services que la ville attend de l’agriculture en termes d’environnement et de cadre de vie, serait en revanche liée à une nécessaire proximité physique.
Pour que la notion de ville autosuffisante ne se réduise pas à une vaine utopie mais puisse au contraire être le moteur de projets urbains cohérents, il est important de cerner cette question de l’espace de la ville et de son échelle, ce que nous proposons d’esquisser ici du point de vue de sa relation à l’agriculture.
Quelles échelles pour l’autosuffisance alimentaire ?
L’autosuffisance alimentaire, à l’échelle d’une région urbaine, est techniquement possible lorsque la région comporte dans son territoire des terres agricoles capables de nourrir sa population, ce qui pourrait être le cas de l’Île-de-France. Mais il importe de cerner les limites que devrait comporter une politique qui viserait cette autosuffisance. D’abord parce que toutes les régions urbaines ne seront pas en mesure d’y parvenir, ensuite parce que la réorganisation de la production agricole qui serait nécessaire pourrait avoir des conséquences économiques et environnementales plus négatives qu’on ne l’imagine souvent.
Pour commencer, de nombreuses villes, voire même des pays entiers, ne sont pas en mesure d’atteindre cette autonomie alimentaire. Dans l’Antiquité, les terres agricoles autour d’Athènes nourrissaient au plus 80 000 habitants ; quand sa population atteignit 300 000 personnes, la ville dut importer plus des deux tiers de son alimentation. Il en fut de même à Rome, dont les navires marchands sillonnaient la Méditerranée pour rapporter le blé d’Alexandrie ou de Carthage. C’est parce que le marché du blé, comme celui du riz, est mondialisé depuis longtemps que le développement de l’humanité a pu se faire comme il s’est fait. De ce point de vue, la responsabilité d’un « grenier à blé » comme le Bassin parisien [2] dépasse la simple satisfaction alimentaire des besoins de sa propre population. Il s’inscrit dans une logique d’échanges sans laquelle, d’ailleurs, les Parisiens devraient se passer de pétrole, d’ordinateurs et de bien d’autres produits. À l’inverse, l’idée de nourrir les Franciliens avec l’agriculture francilienne relève d’un discours qui, pour séduisant qu’il soit, s’adapterait mal aux principes du développement durable, contrairement à ce qu’une analyse trop simple laisserait croire. Si, avec une population moindre, la région parisienne était relativement autonome au temps de sa ceinture maraîchère, c’est parce que les moyens de transport de l’époque ne laissaient guère de choix : les produits périssables devaient être cultivés à une faible distance de la ville. L’évolution des transports a changé profondément la donne, tant d’un point de vue économique qu’écologique. La consommation d’énergie nécessaire à la fourniture des denrées alimentaires ne provient que pour une faible part de leur transport, même si ces denrées parcourent en moyenne 2 000 km avant de nous parvenir. C’est la production qui consomme le plus d’énergie, et donc qui émet le plus de CO2 ; produire en Val-de-Loire ou en Méditerranée coûte beaucoup moins en énergie qu’à Paris ou à Londres. Comme l’ont montré des travaux anglais, les tomates produites dans la région de Londres ont un « coût carbone » bien plus élevé que celles produites en Espagne et transportées jusqu’à Londres [3]. La réorganisation de l’affectation des terres agricoles s’est faite selon cette logique, purement économique, à mesure que les modes de transport évoluaient. L’analyse environnementale que l’on peut en faire aujourd’hui amène à conclure que, selon l’expression du chercheur allemand Elmar Schlich [4], « l’écologie d’échelle rejoint l’économie d’échelle ». Recommencer à cultiver sur place la totalité des légumes, des fruits ou du vin que l’on consomme à Paris, reviendrait à augmenter l’impact environnemental de la production alimentaire et ce, d’autant plus que les meilleures terres maraîchères de la région ont été urbanisées depuis longtemps.
Même si, comme on le verra plus loin, l’agriculture doit aussi remplir d’autres fonctions, il ne faudrait pas oublier que son rôle principal est toujours de nourrir le monde. Il en sera ainsi tant que l’on ne saura pas produire notre alimentation autrement (à l’exception de la pêche qui connaît elle aussi ses limites). Nos sociétés sont peut-être de plus en plus paysagistes, mais notre civilisation est toujours agricole. Économiser les terres, puisqu’elles constituent une ressource limitée, et optimiser leur usage devraient donc constituer le premier pilier d’un véritable développement durable. Économiser les terres, c’est d’abord produire ce qui pousse le mieux selon la nature des sols et des climats, tout en minimisant autant que faire se peut l’impact environnemental de la production. Pour une région comme l’Île-de-France, cela reviendrait à favoriser les grandes cultures dans une logique « écologiquement intensive », c’est-à-dire en valorisant ces terres à blé qui comptent parmi les plus productives du monde tout en corrigeant les excès qui ont accompagné les performances exceptionnelles des Trente Glorieuses. Cette production efficace serait à échanger contre les denrées qu’il est préférable, économiquement et écologiquement, de produire ailleurs, tout en recherchant l’équilibre optimal entre le coût de la production et celui du transport. Cet équilibre, lorsqu’on saura l’évaluer en prenant en compte tous les paramètres, sera peut-être légèrement différent de la situation actuelle, mais il n’ira certainement pas dans le sens de la re-création de ces « petites fermes de proximité » si présentes dans les rêves citadins. L’autosuffisance prendra alors un autre sens, celui de la souveraineté alimentaire, c’est-à-dire de l’aptitude pour une région urbaine comme l’Île-de-France à mettre sur le marché autant de denrées alimentaires qu’elle a besoin d’en importer. Et c’est en tant que point central d’un réseau qui s’étendra sans doute sur des centaines de kilomètres qu’elle parviendra à organiser au mieux ses relations de proximité.
Quelle autosuffisance environnementale et paysagère ?
En revanche, les services que l’agriculture peut, au même titre que les espaces naturels, rendre à la ville en termes de cadre de vie, de régulation environnementale ou d’aménité paysagère, sont contraints par une nécessaire proximité géographique.
En l’état actuel du développement urbain, les espaces ouverts offrent en effet des issues à la gestion des risques environnementaux affectant l’écosystème urbain. Par nature peu habités, ils constituent le glacis environnemental de zones à risques, qu’ils soient d’origine naturelle, comme les inondations, ou humaine, comme les risques industriels pour lesquels les espaces ouverts peuvent servir de zone tampon. Mais c’est plus particulièrement en matière de valorisation des déchets urbains que l’agriculture a assumé de longue date un grand rôle de régulation urbaine. L’agriculture parisienne a très tôt récupéré les déchets urbains organiques : gadoues dès le Moyen-âge, litières d’écuries au XVIe s., etc. Au XIXe s. de véritables conventions liaient les maraîchers à la ville (recyclage des déchets d’abattoirs, ou des ordures ménagères). Les eaux usées, abandonnées à la nature (infiltration in situ ou rejet dans le système hydrographique), jusqu’à la fin du XIXe siècle, ont ensuite été traitées par un système innovant d’assainissement par champ d’épandage. Avec ce système, les eaux issues du réseau d’égouts généralisé par Haussmann étaient ainsi épurées avant d’être rejetées dans la nappe phréatique et donc dans les rivières. Le maraîchage, exigeant en matière organique et en eau, en tira rapidement profit : le système fut à bénéfice réciproque. Bien sûr, il présentait des risques sanitaires liés à la circulation des germes pathogènes, mais ceux-ci furent rapidement résolus par l’invention de techniques agronomiques et hydrauliques appropriées. En revanche, de nouveaux risques, liés cette fois aux pollutions d’origine industrielle, firent leur apparition au cours du XXe siècle. Il s’agissait de la présence de métaux lourds dans les eaux usées, les « éléments-traces métalliques » (ETM), qui se retrouvaient dans les plantes cultivées. Là aussi, des solutions techniques ont été trouvées. Elles permettaient de traiter la pollution à la source et de réduire considérablement l’apport en ETM. Mais des controverses et des surenchères se sont développées au nom d’un « principe de précaution » mal conçu, au point que les pouvoirs publics finirent par interdire, en 2000, toute production alimentaire sur les champs d’épandage. Sans entrer dans un débat qui sortirait du cadre de cet article, on retiendra surtout de cette expérience que la ville s’est ainsi privée d’une possibilité d’assurer un aspect de son autosuffisance environnementale en réutilisant efficacement ses déchets. Car les stations d’épuration qui remplacent aujourd’hui ce système d’épandage produisent des boues et des eaux usées traitées que seule l’agriculture est en mesure de valoriser, alors que les agriculteurs franciliens, et maintenant ceux de la Beauce, de la Champagne ou du Berry, sont de moins en moins enclins à les accepter. En l’absence d’une politique claire de recommandations sur la gestion des déchets urbains, ils redoutent en effet qu’une exigence excessive de « pureté environnementale », exacerbée par des discours plus idéologiques que scientifiques, ne conduise à d’autres interdictions de culture.
À côté de ces attentes environnementales, et souvent confondues avec elles, les aménités paysagères que la société citadine attend de son agriculture relèvent, elles aussi, d’une nécessaire proximité géographique. Ce désir de « campagne urbaine » n’est pas nouveau [5]. Les Parisiens y ont de longue date construit leurs maisons de campagne, du château de plaisance à la fermette ; ils ont aussi aimé les guinguettes… Ce processus séculaire caractérise en fait une manière de vivre la ville comme un espace fermé dont on cherche à sortir, le temps d’une promenade, ou le temps d’une villégiature que les Romains pratiquaient déjà dans l’Antiquité. De ce point de vue, la campagne est vécue comme un patrimoine dont on attend des qualités paysagères largement nourries par les représentations qu’en ont faites les peintres paysagistes du XIXe siècle. Et celles-ci, tout comme la petite ferme où l’on rêve de faire ses courses, ne sont pas toujours en phase avec la réalité de l’agriculture francilienne d’aujourd’hui. Car les deux fonctions se confondent dans une même attente où l’image nostalgique de ce que l’on pense être l’agriculture d’autrefois comblerait à la fois les désirs de nature, ceux d’une alimentation de qualité et ceux d’un contact humain retrouvé avec « l’agriculteur de la famille ». Or ces fonctions ne devraient pas être confondues aujourd’hui. Et si les « circuits courts » dont on parle tant ont un rôle bien réel à jouer, c’est plus dans la construction d’une nouvelle relation culturelle entre la ville et le monde agricole que dans un retour en arrière qui rejetterait ce que la modernité a apporté à l’humanité et à son système d’alimentation. Les paysages de l’agriculture moderne pourraient alors être mieux acceptés pour leurs qualités propres et trouver leur place dans des projets urbains qui s’émanciperaient enfin du poids de la nostalgie [6].
Réinventer les liens entre ville et agriculture
La prise en compte des espaces agricoles dans la gouvernance urbaine peut contribuer, si ce n’est à imaginer une ville autonome à tous points de vue, tout au moins à optimiser son impact environnemental et à faire peser au minimum ses coûts de développement sur d’autres territoires. Mais cette construction durable ne pourra se faire qu’en acceptant la réalité économique et écologique de l’agriculture et non en imaginant une agriculture réinventée ; en invitant les agriculteurs à être des partenaires à part entière de nouveaux modes de gouvernance et non en les cantonnant dans un rôle de plasticiens d’un cadre de vie idéalisé.
L’événement le plus important du XXe siècle, déclarait récemment Michel Serres [7], fut « quand la part des paysans est tombée de 70 % à 2 % : cela a marqué une rupture avec une situation qui durait depuis le Néolithique ». Le développement d’une agriculture productrice d’aménités rurales contemporaines doit contribuer à l’abolition de cette distance qui s’est progressivement établie à mesure que les citadins perdaient leurs derniers liens familiaux avec le monde paysan. C’est ici que les nouveaux modes de relation qu’attendent certains citadins avec une agriculture de proximité doivent trouver leur rôle.
Mais il ne faudra pas occulter le coût environnemental et économique de ces « circuits courts ». Il ne faudrait pas non plus imaginer qu’ils pourront se substituer aux modes de production et de distribution qui nous permettent aujourd’hui de nourrir une population de plus en plus nombreuse et de le faire avec des risques sanitaires qui, quoiqu’en disent certains, sont bien moins élevés qu’autrefois [8]. Les associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (AMAP), si demandées par les citadins et si peu par les agriculteurs franciliens, trouveraient ainsi une fonction plus pédagogique que nourricière et contribueraient à renouer le lien social distendu entre agriculteurs et citadins.
par André Fleury & Roland Vidal [03-06-2010]
Notes :
[1] [retour] Néologisme forgé par Roger Brunet, le chorème est une représentation schématique d’un espace visant, à l’aide de formes géométriques, à prendre en compte ses aspects dynamiques pour mieux en montrer toute la complexité. Roger Brunet, « La composition des modèles dans l’analyse spatiale », in L’Espace Géographique, n° 4, 1980.
[2] [retour] Jean-Paul Charvet, Les Greniers du monde, Economica, 1985.
[3] [retour] Cette différence est due principalement au chauffage des serres londoniennes, nécessaire non seulement à la croissance des plants, mais aussi au contrôle de l’humidité sans lequel ils seraient attaqués par des maladies cryptogamiques. Cf. DEFRA(Department for Environment, Food and Rural Affairs) : “Comparative life-cycle assessment of food commodities procured for UK consumption through a diversity of supply chains« , London, 2008.
[4] [retour] Elmar Schlich et al., »La consommation d’énergie finale des différents produits alimentaires, un essai de comparaison », Courrier de l’Environnement de l’INRA, n°53, 2006, p. 111-120.
[5] [retour] Pierre Donadieu, Campagnes urbaines, Actes Sud / ENSP, 1998.
[6] [retour] Roland Vidal et André Fleury : « La place de l’agriculture dans la métropole verte. Nostalgies, utopies et réalités dans l’aménagement des territoires aux franges urbaines », Revue Projets de paysage, ENSP, 2009.
[7] [retour] Michel Serres, « La crise n’est qu’une toute petite ride sur la surface de l’histoire », Le Figaro, 25-09-2009.
[8] [retour] Bruno Parmentier, Nourrir l’humanité, La Découverte, 2009.
2. Amalgames sur les Amap
Débat sur les systèmes agroalimentaires alternatifs
par François Jarrige [05-07-2010] dans la vie des idees
Dans leur article sur « L’autosuffisance agricole des villes, une vaine utopie ? », André Fleury et Roland Vidal posent la question de l’échelle pertinente pour penser l’autosuffisance alimentaire. Ils insistent sur la complexité et l’ambivalence de la notion d’autosuffisance en montrant que, parfois, « l’écologie d’échelle rejoint l’économie d’échelle » et que la production à proximité des lieux de consommation n’est pas toujours le choix le plus rationnel, ou le plus raisonnable, en matière écologique. À partir de ce constat salutaire, ils choisissent de critiquer les « vaines utopies », « les rêves des citadins » et les illusions « nostalgiques » des partisans de l’autosuffisance, des « circuits courts » ou des expériences du type Amap (Associations pour le Maintien d’une Agriculture Paysanne). Ces dernières sont disqualifiées en une trop brève phrase finale, comme étant des expériences « si demandées par les citadins et si peu par les agriculteurs franciliens ». Les deux auteurs mettent par ailleurs gravement en garde le lecteur contre la tentation d’« un retour en arrière qui rejetterait ce que la modernité a apporté à l’humanité et à son système d’alimentation ». Mais ce recours au spectre de la barbarie ne semble pas non plus très convaincant : les Amap ou la nouvelle tentation du retour à la bougie en quelque sorte ! Dans leur article, les multiples expériences de circuits courts apparaissent comme la dernière manifestation de l’illusion de citadins désœuvrés, enfermés dans la nostalgie d’une campagne idéalisée.
Les analyses de ces deux ingénieurs agronomes sont pertinentes et utiles : elles montrent la complexité des enjeux actuels ainsi que l’ambivalence des liens entre les espaces urbains et leur périphérie rurale. Mais pour aboutir à ce constat éclairé, était-il nécessaire de caricaturer les seules expériences citoyennes tentant de prendre à bras le corps le problème de l’organisation du système agro-alimentaire ? D’autres travaux, que n’évoquent pas les deux auteurs, mettent en avant des conclusions plus nuancées et soulignent les potentialités des « circuits courts » pour l’émergence de pratiques agricoles durables [1].
La diversité des circuits courts
Selon les deux auteurs, la seule fonction utile des « circuits courts » serait de construire « une nouvelle relation culturelle entre la ville et le monde agricole », et de « renouer le lien social distendu entre agriculteurs et citadins ». Outre qu’on peut s’interroger sur la nature de cette supposée « relation culturelle », ramener les réflexions actuelles sur ces expériences à ce seul aspect paraît très simplificateur. Cette analyse méconnaît en effet la richesse et la diversité des expériences de systèmes alternatifs de distribution alimentaire. Le seul exemple empirique cité est celui des tomates produites à Londres, à partir duquel les auteurs montrent que les Amap et les circuits courts aboutiraient à des aberrations écologiques et qu’il vaut finalement mieux importer les tomates d’Espagne.
Les systèmes alternatifs de distribution alimentaires sont en réalité très divers et complexes : on y trouve différentes formes de vente directe (farmers market, vente ou cueillette à la ferme), des associations entre producteurs et consommateurs (coopératives, Community Supported Agriculture – CSA, Associations pour le maintien de l’agriculture paysanne – Amap), des formes de production directe par des consommateurs (jardins communautaires ou scolaires), des structures et administrations communales ou territoriales d’approvisionnement et de distribution alimentaires (food policy councils, food security safety nests). Ce foisonnement d’expériences et d’initiatives s’inscrit par ailleurs dans le renouvellement actuel de la sociologie de la modernisation agricole. Il a suscité des travaux récents de qualité qui permettent de mieux les appréhender [2].
Des relations marchandes alternatives
Ces expériences ne peuvent s’analyser du seul point de vue technique, elles sont avant tout des formes politiques qui visent à redéfinir les relations marchandes. L’enjeu de ces multiples initiatives d’origine associative est de répondre au manque d’infrastructures de distribution de produits frais dans les quartiers défavorisés, d’interroger la construction de la qualité des produits, de mener une réflexion sur le droit à la nourriture et sur les formes de la démocratie locale à l’ère de la globalisation. Rappelons que l’expérience des Amap trouve ses racines dans le système des teikei japonais, né dans les années 1970 en réponse à la modernisation accélérée du pays et à la dégradation de la qualité des produits alimentaires. Ce système coopératif a ensuite essaimé dans les expériences communautaires des années 1970 en Allemagne avant de se développer en Amérique du Nord dans les années 1980 sous le nom de CSA (Community Supported Agriculture). En France, ce système est très récent puisqu’il n’est importé des États-Unis qu’en 2001. Aujourd’hui, près d’un millier d’Amap existerait dans l’Hexagone. Loin de se limiter à quelques cercles de la bourgeoisie urbaine parisienne, les Amap sont d’abord nées dans la région Paca où elles sont toujours les plus nombreuses. La sociologie des adhérents montre aussi qu’il s’agit de milieux sociaux disposant d’un niveau de diplôme et de qualification supérieur à la moyenne nationale, et que ce sont souvent des citadins qui ont gardé un lien fort avec la campagne, voire avec le monde agricole [3].
À l’inverse de ce que semblent penser les deux auteurs, les partisans des expériences de circuits courts ne les considèrent généralement pas comme des alternatives immédiatement viables pour tous, et susceptibles de remplacer à court terme le système de production/distribution/consommation dominant. Le chemin sera nécessairement long, complexe, et débattu. Ces expériences visent plutôt à contester le système de production et de distribution actuel, à l’amender, à le faire évoluer dans d’autres directions en montrant ses apories et ses faiblesses. Il s’agit plutôt, et plus modestement, de « nouvelles manières de définir les rapports entre producteurs et consommateurs susceptibles de remettre en cause des aspects essentiels de ce système comme les échanges à longue distance, l’homogénéisation des produits ou leur détachement des lieux et conditions de production » [4]. L’ambition des partisans des « circuits courts » consiste ainsi davantage à définir des trajectoires inédites, originales, perturbatrices des dominations actuelles et des apories du système de production alimentaire.
Les questions que posent ces expériences sont finalement multiples et riches. Peuvent-elles transformer les rapports de pouvoir dans le système alimentaire global ? Sont-elles susceptibles d’introduire de nouvelles formes de citoyenneté et de démocratie ? Les processus de re-localisation de la production et de la consommation alimentaire revendiqués par ces systèmes sont-ils porteurs d’équité sociale ? Quelles modifications induisent-ils dans la relation entre sociétés et espaces naturels ? Face à l’industrialisation et à la standardisation croissante des produits sortant du système agroalimentaire, ces expériences sont-elles porteuses d’un processus de requalification des consommateurs ? S’il serait absurde d’idéaliser ces expériences, ou d’en faire des panacées indépassables, il l’est tout autant de les caricaturer au nom d’une supposé « utopie ». La question de l’autonomie alimentaire et la résistance à l’agro-business productiviste et mondialisé méritent mieux que la critique condescendante qu’on leur adresse parfois.
par François Jarrige [05-07-2010]
Notes :
[1] [retour] Gilles Maréchal (dir.), Les circuits courts alimentaires : bien manger dans les territoires, Paris, Educagri, 2008.
[2] [retour] Citons notamment : Claire Lamine, Les AMAP : un nouveau pacte entre producteurs et consommateurs ? Gap, Y. Michel, 2008 ; Claire Lamine, Les intermittents du bio : pour une sociologie pragmatique des choix alimentaires émergents, Paris, Éd. de la Maison des sciences de l’homme, 2008 ; Claire Lamine et Stéphane Bellon (dir.), Transitions vers l’agriculture biologique : pratiques et accompagnements pour des systèmes innovants, Dijon-Versailles, Éducagri -Quae, 2009.
[3] [retour] La revue Silence a consacrée en 2008 un beau dossier à l’expérience des AMAP : « AMAP : dynamiques et limites », Silence, n°357, mai 2008.
[4] [retour] Voir un récent et excellent état des lieux de la littérature anglophone consacrée à ces questions : Christian Deverre et Claire Lamine, « Les systèmes agroalimentaires alternatifs. Une revue de travaux anglophones en sciences sociales », Économie rurale, n°317, mai-juin 2010, p. 57-73.
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